LE GOUT DELICIEUX DES CIGALES

L'art et la manière de manger des cigales depuis la nuit des temps, et les bienfaits thérapeutiques qui en découlent, selon le célèbre entomologiste
Jean-Henri FABRE, 1907 - Sérignan du Comtat
Extraits des "Souvenirs entomologiques", série V, Chapitre 15.

Avec nos remerciements à l'équipe du site www.e-fabre.com

<< Tout est dans tout, comme le disait en son temps le pédagogue Jacotot. La promptitude de la métamorphose nous conduit à une question de cuisine. D'après Aristote, les Cigales étaient un mets très estimé des Grecs. Le texte du grand naturaliste m'est inconnu : ma bibliothèque de villageois ne possède pas telle richesse. D'aventure j'ai sous les yeux un vénérable bouquin excellent pour me renseigner. C'est le commentaire de Dioscoride par Matthiole. Erudit de haute valeur, Matthiole doit très bien connaître son Aristote. Il m'inspire pleine confiance.

Or il dit : "Mirum non est quod dixerit Aristoteles, cicadas esse gustu suavissimas antequam tettigomettrae rumpatur cortex". Sachant que "tettigomètre", ou mère de la Cigale, est l'antique expression usitée pour désigner la larve, on voit que, d'après Aristote, les Cigales sont de saveur exquise avant que soit rompue l'écorce ou enveloppe de la tettigomètre.

Ce détail de l'écorce non rompue nous apprend en quel temps doit se faire la récolte de la délicieuse bouchée. Ce ne peut être en hiver, pendant les profondes fouilles culturales, car alors n'est nullement à craindre l'éclosion de la larve. On ne recommande pas une précaution tout à fait inutile. C'est donc en été, à l'époque de la sortie de la terre, lorsque les larves peuvent se rencontrer une par une, en cherchant bien, à la surface du sol. Voilà le vrai et l'unique moment de prendre garde à ce que l'écorce ne soit pas rompue. C'est le moment aussi de se hâter dans la récolte et dans les apprêts culinaires : en quelques minutes l'écorce éclatera.

L'antique renommée culinaire, l'appétissante épithète "suavissima gustu", sont-elles méritées ? L'occasion est excellente, profitons-en ; remettons en honneur, s'il y a lieu, le mets vanté par Aristote. Rondelet, le savant ami de Rabelais, se fit gloire de retrouver le "garum", la célèbre sauce faite avec des entrailles de poissons pourris. Ne serait-il pas méritoire de rendre les tettigomètres aux gourmets ?

Une matinée de juillet, quand le soleil déjà brûlant engage les larves de Cigale à sortir de terre, toute la maisonnée se met en recherches, grands et petits. Nous sommes cinq à explorer l'enclos, les bords des allées surtout, points les plus riches. Pour éviter la rupture de l'écorce, à mesure qu'une larve est trouvée, je la plonge dans un verre d'eau. L'asphyxie arrêtera le travail de transformation. Au bout de deux heures d'une perquisition attentive, qui nous fait à tous ruisseler le front de sueur, me voilà muni de quatre larves, pas plus. Elles sont mortes ou mourantes dans leur bain préservateur ; mais qu'importe, destinées qu'elles sont à devenir friture !

La préparation est des plus simples, afin d'altérer le moins possible cette saveur qu'on dit exquise : quelques gouttes d'huile, une pincée de sel, un peu d'oignon, et voilà tout. La "Cuisinière bourgeoise", n'a pas recette plus sommaire. Au dîner, entre tous les chasseurs la friture se partage.

A l'unanimité, c'est reconnu mangeable. Il est vrai que nous sommes gens de bon appétit et d'estomac sans préjugé aucun. Cela possède même un petit goût de crevette qui se retrouverait, plus accentué encore, dans une brochette de criquets. Mais c'est coriace en diable, pauvre de suc, un vrai morceau de parchemin à mâcher. Je ne recommanderai à personne le mets glorifié par Aristote.

Certes, le célèbre historien des animaux était en général magnifiquement renseigné. Son royal élève lui faisait parvenir de l'Inde, si mystérieuse alors, les curiosités les plus frappantes pour des yeux macédoniens ; des caravanes lui amenaient l'éléphant, la panthère, le tigre, le rhinocéros, le paon, dont il donnait fidèle description. Mais, en Macédoine même, l'insecte ne lui était connu que par l'intermédiaire du paysan, l'acharné remueur de glèbe, qui rencontrait la tettigomètre sous sa bêche et savait avant tous qu'il en sort une Cigale. Dans son immense entreprise, Aristote faisait donc un peu ce que devait faire plus tard Pline, avec beaucoup plus de naïve crédulité. Il écoutait les bavardages de la campagne et les enregistrait comme documents véridiques.

Partout le paysan est malin. Il se gausse volontiers des vétilles que nous appelons science ; il rit de qui s'arrête devant une bestiole de rien ; il s'esclaffe s'il nous voit ramasser un caillou, l'examiner, le mettre dans la poche. Le paysan grec excellait dans ce travers. Il dit au citadin : la tettigomètre est un mets des dieux, de saveur incomparable, "suavissima gustu". Mais, en alléchant le naïf par une hyperbolique louange, il le mettait dans l'impossibilité de satisfaire sa convoitise, puisque, condition essentielle, il fallait récolter le délicieux morceau avant la rupture de la coque.

Allez donc, en vue d'un plat suffisamment copieux, faire cueillette de quelques poignées de tettigomètres sortant de terre, lorsque mon escouade de cinq personnes, sur un terrain riche en Cigales, a mis deux heures pour trouver quatre larves. Prenez bien garde surtout à ce que l'écorce ne soit pas rompue pendant vos recherches, qui dureront des jours et des jours, lorsque cette rupture se fait en quelques minutes. Aristote, m'est avis, n'a jamais goûté friture de tettigomètres ; ma cuisine en témoigne. Il répète de bonne foi quelque plaisanterie rurale. Son mets divin est une horreur.

Ah ! la belle collection que je pourrais faire, à mon tour, sur le compte de la Cigale, si j'écoutais tout ce que me disent les paysans, mes voisins. Citons un trait, un seul, de son histoire à la campagne.

Etes-vous affligé de quelque infirmité rénale, êtes-vous ballonné par l'hydropisie, avez-vous besoin d'un énergique dépuratif ? La pharmacopée villageoise, unanime en ce sujet, vous propose la Cigale comme remède souverain. L'insecte sous sa forme adulte est recueilli en été. On en fait des chapelets, qui, desséchés au soleil, se conservent précieusement en un coin de l'armoire. Une ménagère croirait manquer de prudence si elle laissait passer le mois de juillet sans enfiler sa provision.

Survient-il quelque irritation néphrétique, quelque embarras des voies urinaires ? Vite la tisane aux Cigales. Rien, dit-on, n'est aussi efficace. Je rends grâces à la bonne âme qui dans le temps, m'a-t-on raconté depuis, m'a fait prendre à mon insu pareil breuvage pour un malaise quelconque.

Ce qui me frappe, c'est de trouver le même remède préconisé déjà par le vieux médecin d'Anazarba. Dioscoride nous dit : "Cicadae, quae inassatae manduntur, vesicae doloribus prosunt". Depuis les temps reculés de ce patriarche de la matière médicale, le paysan provençal a conservé sa foi au remède que lui ont révélé les Grecs venus de Phocée avec l'olivier, le figuier et la vigne. Une seule chose est changée : Dioscoride conseille de manger les Cigales rôties ; maintenant on les utilise bouillies, on les prend en décoction.

L'explication qu'on donne des propriétés diurétiques de l'insecte est merveilleuse de naïveté. La Cigale, chacun le sait ici, part en lançant à la face de qui veut la saisir un brusque jet de son urine. Donc elle doit nous transmettre ses vertus évacuatrices. Ainsi devaient raisonner Dioscoride et ses contemporains, ainsi raisonne encore le paysan de Provence.

O braves gens ! Que serait-ce si vous connaissiez les vertus de la tettigomètre, capable de gâcher du mortier avec son urine pour se bâtir une station météorologique! >>

Jean-Henri Fabre - 1897, Sérignan du Comtat -

in "Souvenirs entomologiques", série V, Chapitre 15